C’était il y a deux ans. C’était il y a deux ans, que tout a commencé. Je n’ai pas tout de suite compris ce qu’il se passait. On aurait dit la fin du monde. Laissez-moi plutôt vous raconter ce que j’ai vu, ce que j’ai entendu. La mémoire est quelque chose de précieux, de très fragile ; beaucoup, ici, l’auront appris à leurs dépends.


3 juillet 2009 Je regardai le journal télé, comme chaque soir. « Madame monsieur bonsoir, bienvenue sur votre édition du soir du journal local de Hawaï. Et en premier titre ce soir cette nouvelle catastrophique ; nous attendons dans les jours à venir une éclipse importante, qui pourrait avoir des conséquences que les scientifiques ne savent estimer… » Ainsi donc, j’écoutais le journal d’une oreille distraite, occupée à déguster mon steak frites quotidien. J’étais bien loin de me douter de ce qui allait se passer…


5 juillet 2009 Ils avaient raison, le soleil s’est soudainement couché, en plein jour. C’était assez étrange, la vie qui continuait dans notre ville malgré le manque de luminosité. Mais le plus bizarre ne résidait pas dans le fait que je devais allumer la lumière à 3 heures de l’après-midi… non le plus bizarre, c’est que tout le monde a commencé à se comporter de manière étonnante. Ils semblaient ne plus se contrôler eux-mêmes, faisaient des choses étranges et inexplicables. Je peux notamment vous parler de mon cas : mon frère, que je pensais très amoureux de sa petite amie, l’a trompée, l’a quittée du jour au lendemain, puis il a entreprit de fonder une famille avec une fille qu’il connaissait depuis trois heures… Et encore. Ce cas-là, n’était pas bien problématique : puisque ce n’est qu’à un certain nombre de personnes qu’il a fait du mal, et de manière réversible –sauf pour l’enfant qu’il a eu avec l’inconnue, bien entendu. Mais j’ai également vu des gens se transformer en assassins. Ils étaient sans histoire, n’avaient jamais eu de problèmes, pas une seule heure de retenue depuis leur enfance, et tout d’un coup ils braquaient des banques, tuaient les personnes qui souhaitaient leur dérober leurs places de parking… C’était incompréhensible, tout le monde faisait des choses qu’il n’aurait jamais osé faire en temps normal. Tout le monde était différent, tout le monde devenait peu à peu différent, et moi je ne pouvais rien faire, je ne comprenais pas. On était quelques uns, dans la ville, à sembler rester les mêmes, mais seulement quelques uns. On était perdus. Nous étions à ce moment même les seules personnes lucides qu'il restait sur cette île. C’était étrange, je ne sais comment cela a pu être possible…


5 juillet 2011 Aujourd’hui, les gens semblent redevenir normaux… Enfin normaux, tout est relatif. Ils découvrent peu à peu leurs vies. Découvrent, oui. Ils n’ont aucun souvenir de ce qu’ils ont construit pendant ces deux ans. Des femmes se découvrent mères, des hommes se découvrent assassins, des étudiants se retrouvent à étudier quelque chose qu’ils n’auraient jamais pensé faire, des enfants se découvrent orphelins. Ils n’ont aucun souvenir de ce qu’il s’est passé pendant ces quelques années. Ils ne savent pas ce qu’il s’est passé, ne se souviennent de rien, et n’ont d’autres choix que d’accepter les conséquences des actes qu’ils ne se rappellent pas avoir commis. Pourquoi est-ce que je me rappelle de tout ? Je n’en sais rien. Certains se souviennent, comme moi, de ce qu’il s’est passé. On était comme… immunisés. C’est cette éclipse qui a tout causé, et on a peu à peu vu des gens se détruire, on dû voir des choses assez dures. Aujourd’hui on voudrait aider ces gens, nos voisins, nos amis, à se reconstruire, mais tous se réveillent après deux ans de trou noir, où ils ne savaient pas ce qu’il se passait, sans en avoir aucun souvenir aujourd’hui. On les a vu changé, et peut-être était-ce plus dur encore pour les immunisés de voir leurs meilleurs amis se transformer en criminel, leurs conjoints construire leur vie avec quelqu’un d’autre, que ce que découvrent aujourd’hui ces mêmes personnes qui ont chamboulé leurs vies sans en être conscients. Tout est bien compliqué pour tout le monde, dans cette ville sans histoire d’Hawaï… La mémoire est quelque chose de précieux, de fragile aussi. Et sans mémoire, on est comme une page vierge, un livre dans lequel l’histoire de notre vie s’est effacée. Il faut tout reconstruire, tout réécrire. Encore faut-il trouver l’encre nécessaire à une telle rédaction, et certains n’ont plus de motivations pour accepter leur sort. Si certains veulent fuir, d’autres préfèrent tenter de se faire à leur nouvelle vie. Certains sont ravis de ce qu’ils sont devenus, même s’ils n’en ont aucun souvenir, et d’autres encore n’ont pas été soumis à ce fléau. Ce qu’il adviendra par la suite ? Ah ça, je n’en sais rien. La suite de l’histoire, c’est à vous de l’écrire.

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